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bois (où il se serait bien gardé d’aller, s’il avait été honnête
commerçant), le dindon était blanc comme un linge, claquait
des dents et sucrait les fraises, quant à « la force armée » qui
était allongée tout à l’heure contre les ridelles avec son fusil,
elle s’était tirée de là-dessous et, dépliée en long flandrin
sans fusil, pleurait comme un enfant en regardant sa main
criblée de plomb, qui saignait goutte à goutte.
La blessure n’était pas grave. J’avais fait tout ce qu’il fal-
lait pour ça, je n’avais pas besoin de plus. Je savais que ces
paysans, prodigues du sang des autres, étaient très avares
du leur, et que la plus petite brèche dans leur propre peau
serait toute une affaire. Ils étaient à cette affaire-là, tous les
deux. Je pris le fusil. Je fouillai mes deux bonshommes.
C’était bien ce que je pensais : ils étaient armés de stylets.
Les marchands de dindes ne se promènent pas avec des sty-
lets. L’un des deux (le grand flandrin, je crois), avait trois
bagues dans ses poches et deux sautoirs en cuivre (manifes-
tement) avec des cœurs de Marie. Je confisquai sautoirs et
bagues, et, toute réflexion faite (car j’inventais), je pris tout
ce qu’ils avaient dans les poches : blagues à tabac, pipes,
mouchoirs de nez, couteau à manger, peloton de ficelle, bri-
quets, et continuant à inventer, je les fis déshabiller complè-
tement. « Faites-moi sauter ces chemises et ces culottes en
vitesse, et jetez-moi tout ça dans le fossé, avec les souliers et
tout, et maintenant, en avant la musique, à poil, allez vous
faire pendre ailleurs, fouette cocher, ne me laissez pas le
temps de réfléchir, sans quoi vous y passez tous les deux. »
Mes pistolets au poing, j’étais le dieu qui fait pleuvoir.
Habitués à répandre la terreur, ils ne comprenaient plus, ne
comprenant plus, ils obéissaient au doigt et à l’œil. Et il y
avait ce sang très précieux qui coulait. Voilà mes cartes.
Mais je n’avais que celles-là. Je venais de m’apercevoir que