«Pour cette grande dame, dont le seul collier représente une somme
que ni vous ni moi ne posséderons jamais, je vous le dis en toute
indiscrétion, bien qu'elle soit venue dans le plus strict incognito, c'est
la grande-duchesse de Leuchtenberg, une Beauharnais, mon cher!
Et c'est devant ce parterre de rois que vous voudriez dire vos vers
pour commencer? Peste, mon ami, on ne vous mouche pas avec des
savates!» Puis il ajouta en manière de conclusion: «Au fait, je veux
bien, moi, mais il faut m'apporter la preuve d'un talent de tout
premier ordre. Je ne puis pas mieux vous dire: ayez du génie et ma
maison sera la vôtre.»
Après ce flux de paroles, il se leva me laissant ahuri et je l'aperçus à
plus de dix reprises, recommençant à d'autres tables le même
exercice oratoire, qui se terminait invariablement par l'absorption en
une lampée unique de quelque cervoise ou autre blonde liqueur.
Tel était le Salis du temps de Phryné, en tous points semblable
d'ailleurs, au Lyssas de Maurice Donnay, tranchant en son langage,
abondant en son geste, jamais renâclant devant la boisson. Encore
d'aucuns qui le connaissaient depuis les hydropathes le
proclamaient-ils déjà, fatigué, ce qui n'était pas pour donner de cet
homme une idée quelconque, vous pouvez m'en croire. Durant les
six années écoulées, le Chat Noir eut entre ses mains des fortunes
diverses, mais toujours et sans conteste il demeura le premier, le
seul modèle du cabaret littéraire vraiment digne de ce nom.
En janvier dernier, pour cause de fin de bail, Salis quittait son hôtel
de la rue Victor-Massé, accumulant dans un débarras de la rue
Germain Pilon, les richesses picturales, céramiques et autres, dont la
collection fait l'objet d'un catalogue spécial.
Il entreprenait avec ses pièces d'ombres et ses poètes, une tournée
d'environ deux mois, ayant pour but essentiel le midi de la France et
la côte d'azur. Des échos répétés ont entretenu Paris du succès qui
couronna ce voyage et du démêlé comique de l'illustre barnum avec
le consul de France à Monaco, le trop pointilleux M. Glaize.